Les «enfants-adultes» oubliés


2021-01-16

Mylène Moisan

Quand Caroline* veut faire plaisir à son gars, elle l’emmène chez McDo, il commande toujours la même chose, un trio McCroquettes, avec de la sauce barbecue et un Coke diète. «Ça le rend heureux.»

Son gars a 22 ans.

C’est l’âge de son corps. À trois ans, il s’est mis à faire des crises d’épilepsie incontrôlables, tellement que son cerveau a été endommagé. Son cerveau est resté bloqué là, à trois ans. «Il est toujours de bonne humeur, tout le monde l’aime. Il est très sociable», me raconte sa mère.

Mais il ne fait rien seul, il faut tout faire pour lui, jusqu’à lui essuyer les fesses quand il va aux toilettes.

Caroline et le père ont donc placé leur fils il y a deux ans dans ce qu’on appelle une ressource intermédiaire, un peu comme une famille d’accueil. «On s’est donné du temps pour le faire, on ne voulait pas arriver à un point où il aurait fallu le placer en urgence.» Résultat, «la ressource est parfaite, il est vraiment bien.»

Jusqu’à la COVID.

Jusqu’au mois de mars 2020, il allait passer 24 heures par semaine chez ses parents en alternance. C’était sa routine, sa routine est vraiment importante. «Un de ses seuls plaisirs dans la vie est de venir voir ses parents et de passer du temps à la maison à regarder Caillou, Benjamin et Passe-Partout, des films de Disney.»

En mars, tout s’est arrêté, les sorties, le McDo. Fini aussi le centre de jour où il allait se changer les idées, finies aussi les sorties à la bibliothèque où il va emprunter toujours les mêmes livres et DVD. «Il pensait qu’on l’avait abandonné.»

Son fils ne comprend rien au virus, il croit encore au père Noël.

Caroline a réussi au cours de l’été à rétablir les sorties, l’embellie n’a duré que quelques mois. Le 18 décembre, tout s’est arrêté de nouveau. La directive sans appel, aucune sortie permise, même pas pour fêter Noël. Ses parents pouvaient aller le voir, mais chaque fois, leur fils voulait repartir avec eux.

Le 30 décembre, le gars de Caroline est devenu tellement obsédé par l’idée d’aller dormir chez ses parents qu’il ne fermait plus l’œil de la nuit, pour ne pas les manquer s’ils arrivaient. Ça a duré cinq jours. Le 4 janvier, voyant l’état du jeune homme se dégrader, les responsables de la ressource ont permis une sortie. «C’était ça ou l’hôpital», résume Caroline.

«Il était comme en délirium. J’étais avec lui et il continuait à poser les mêmes questions : “c’est quand maman va venir me chercher?”, “je m’ennuie de maman”. Il y avait de la peur dans les yeux, j’étais tellement triste, tellement traumatisée de voir mon enfant comme ça. J’ai passé toute la nuit avec dans mes bras, comme un bébé, à essayer de le calmer, à le rassurer. Chaque fois qu’il se réveillait, il me demandait : “c’est quand maman va venir me chercher?”»

Il est revenu à lui le lendemain dans le milieu de l’après-midi.

Il est allé passer une nuit chez son père.

Depuis, il n’est plus ressorti. Et ses parents ne peuvent plus aller le voir, étant donné que leur fils associe une visite à une sortie. «On ne l’a pas vu depuis le 6 janvier pour ne pas lui causer de l’anxiété. On se Facetime un peu, mais ce n’est pas pareil. Ce qui lui fait du bien, c’est de sortir.»

Si ce n’était que de la ressource, il n’y aurait pas de problème. Mais ce n’est pas l’avis du Centre intégré de santé et de services sociaux (CIUSSS) de la Capitale nationale. «J’ai parlé à l’intervenante, j’ai demandé “peux-tu mettre une sortie de plus?” Il n’y a aucun risque pour la COVID, je suis retraitée, je suis seule chez moi. Il n’y a pas la moindre ouverture, elle a répondu “les consignes sont claires, on ne le sort pas.”»

Caroline aimerait un peu plus d’humanité. «Je ne fais pas ça pour chialer contre l’organisation, mais pour dénoncer la rigidité du système et son incapacité à prendre en considération les besoins des personnes comme mon fils.»

Parce qu’elle n’est pas seule, la directive vise tous les jeunes et moins jeunes «enfants-adultes» qui habitent dans une ressource intermédiaire.

Une RI, en langage administratif.

«En captivité»

Jocelyne aussi se bat aussi pour sa fille de 52 ans qui ne peut plus sortir depuis des mois, même pas dans la cour, parce qu’il n’y a plus assez de personnel pour assurer la surveillance. Elle ne fait plus rien, ne peut plus aller à Adaptavie, un centre qui offre des activités pour des personnes qui ont des handicaps.

Elle ne peut même plus aller se faire coiffer. «On y allait aux cinq semaines, elle adorait ça. Ce n’était pas juste de se faire couper les cheveux, c’était de jaser avec le coiffeur, la friandise qu’il lui donnait à la fin. C’est un des rares plaisirs qu’elle avait et on lui a coupé ça aussi.»

On peut mesurer son ennui à la longueur de sa repousse.

Jocelyne a réussi à faire prescrire la visite chez le coiffeur comme une activité thérapeutique qui fait du bien à sa fille, rien n’y fait. «Ils ne respectent même pas les prescriptions, le coiffeur, le centre de jour, c’est prescrit aussi. Ma fille n’est pas en confinement, elle est en captivité.»

Jocelyne ne peut même plus aller chercher sa fille pour faire un tour de voiture. «Cet été, j’ai réussi à pouvoir faire quelques tours d’auto. Elle adorait ça, on est allé circuler sur les Plaines, elle regardait partout autour, elle était toute souriante. Mais là, je ne peux plus, on lui a coupé ça aussi.»

Elle continue à se battre.

Même chose pour Louise, qui se bat depuis 30 ans pour son garçon de 37 ans, sourd et autiste. C’est à coup de plaintes et de montées de lait qu’elle réussit à obtenir des services. «En mars, ils ont voulu que mon fils arrête de venir passer une fin de semaine sur deux chez moi, j’ai obtenu une dérogation. Ils ont voulu couper ses activités au Patro-Rocamadour, j’ai réussi à les maintenir.»

Pendant le temps des Fêtes, alors que le fils de Caroline et la fille de Jocelyne étaient assignés à demeure, Louise a pu sortir son enfant.

Même chose pour les virées en auto. «En mars, ils ne voulaient pas que j’aille faire des tours de char, mais à pied autour, oui. Ça n’avait aucun sens, je n’ai pas accepté ça. On peut promener nos chiens, mais pas nos enfants… Nos jeunes, ils ne sortent pas pantoute, pas juste après 20h.»

Elle sait bien qu’elle est l’exception à la règle. «Les autres résidents de cette ressource, ils ne sortent pas, ils n’ont pas d’activités.» Ils sont cinq à habiter dans la même maison, des jeunes et des moins jeunes, entre 18 et 50 ans. «Ça fait trois ans que mon fils est là, c’est une excellente ressource.»

Mais elle doit quand même se battre. «Ça prend beaucoup d’énergie. J’ai compris avec les années que, pour obtenir des services, il faut utiliser l’aspect clinique, par exemple : “si cette activité est interrompue, ça occasionnera probablement un séjour à l’hôpital”. Il ne faut pas juste dire “je veux”, “je veux”…»

C’est un conseil, pas une garantie de succès.

Une autre mère m’a écrit, elle se bat elle aussi pour son gars de 30 ans, autiste non verbal, qui habite dans une ressource depuis 2011. Ironie du sort, elle a fondé en 2014 avec d’autres parents l’organisme La Passerelle au ­Patro-Rocamadour pour offrir des activités aux autistes de 21 ans et plus, mais son enfant y est interdit. «Le centre demeure ouvert pendant la pandémie, mais nos enfants n’y ont pas droit, à la suite des directives de la santé publique appliquées par le CIUSSS, qui ne permettent qu’aux enfants vivant avec leur famille naturelle d’y aller.»

Son fils ne fait plus rien depuis des mois. «Plus aucun service, activités, centres de jour, plateaux de travail, offres de service durant la pandémie, rien, nada. Absolument rien n’a été fait depuis et personne ne semble s’en soucier. […] Toutes les familles comme la nôtre avec leurs enfants qui sont coupés du monde extérieur depuis bientôt 11 mois. Ils sont abandonnés par de grosses structures inhumaines où rien n’a été mis en place pour eux et rien n’est encore fait après tout ce temps.»

Ils sont oubliés.

Son fils en paie le prix fort. «Les mois passés ont été très difficiles pour notre famille et continuent de l’être, particulièrement pour notre fils. Désorganisation, régression, augmentation de la médication, anxiété, tocs [troubles obsessionnels compulsifs] qui se multiplient…»

Et des acquis, durement gagnés, qui sont perdus.

Cette mère et les autres à qui j’ai parlé ont trop souvent l’impression de crier dans le désert, elles n’en reviennent pas que personne ne s’émeuve des conditions de vie qui sont imposées à ces enfants, même s’ils sont devenus des adultes. Et plusieurs n’ont même personne pour se plaindre pour eux.

«Ils sont comme des ours en cage.»

*Prénom fictif

source : https://www.lequotidien.com/actualites/les-enfants-adultes-oublies-d47dd08d015c81c43569be43ff375e6a?utm_source=dlvr.it&utm_medium=facebook